Préambule : même si le sujet du
bac écrit (EAF) portera sans doute sur 4 extraits, il est bon de
s'entraîner à faire la comparaison de deux textes seulement, pour
améliorer progressivement une méthodologie mariant l'esprit de
synthèse et la capacité à mettre en relation des œuvres diverses.
Le corpus proposé est le suivant :
Lettre
de Mme De La Fayette à la marquise de Sévigné
A
Paris, le 14 juillet 1673,
Voici
ce que j’ai fait depuis que je ne vous ai écrit : j’ai eu
deux accès de fièvre ; il y a six mois que je n’ai été
purgée : on me purge une fois, on me purge deux ; le
lendemain de la deuxième je me mets à table ; ah, ah !
j’ai mal au coeur, je ne veux point de potage ; mangez donc un
peu de viande ; non, je n’en veux point ; mais vous
mangerez du fruit ; je crois qu’oui ; eh bien, mangez-en
donc ; je ne saurais, je mangerai tantôt ; que l’on
m’ait ce soir un potage et un poulet ; voici le soir, voilà
un potage et un poulet ; je n’en veux point ; je suis
dégoûtée ; je m’en vais me coucher, j’aime mieux dormir
que de manger. Je me couche, je me tourne, je me retourne, je n’ai
point de mal, mais je n’ai point de sommeil aussi ; j’appelle,
je prends un livre, je le referme ; le jour vient, je me lève,
je vais à la fenêtre, 4 heures sonnent, 5 heures, 6 heures ;
je me recouche, je m’endors jusqu’à 7 ; je me lève à 8,
je me mets à table à 12 inutilement, comme la veille ; je me
remets dans mon lit le soir inutilement, comme l’autre nuit.
Êtes-vous malade ? nani [A] : êtes-vous plus faible ?
nani. Je suis dans cet état trois jours et trois nuits ; je
redors présentement ; mais je ne mange encore que par machine
[B], comme les chevaux, en me frottant la bouche de vinaigre ;
du reste, je me porte bien, et je n’ai pas même si mal à la tête.
(...)
Je
dois voir demain Mme de Vill... ; c’est une certaine
ridicule, à qui M. d’Ambres a fait un enfant ; elle l’a
plaidé, et a perdu son procès ; elle conte toutes les
circonstances de son aventure ; il n’y a rien au monde de
pareil ; elle prétend avoir été forcée ; (...) La
Marans est une sainte ; il n’y a point de raillerie ;
cela me paraît un miracle. La Bonnetot est dévote aussi, elle a ôté
son œil de verre ; elle ne met plus de rouge, ni de boucles.
Mme de Monaco ne fait pas de même ; elle me vint voir
l’autre jour bien blanche [C] ; elle est favorite et engouée
de cette Madame-ci, tout comme de l’autre ; cela est bizarre.
(...) Mme la comtesse du Plessis va se marier ; elle a
pensé acheter Fresnes. M. de La Rochefoucauld se porte très
bien ; il vous fait mille et mille compliments et à Corbinelli.
Voici une question entre deux maximes :
On
pardonne les infidélités ; mais on ne les oublie point.
On
oublie les infidélités ; mais on ne les pardonne point.
« Aimez-vous
mieux avoir fait une infidélité à votre amant, que vous aimez
pourtant toujours ; ou qu’il vous en ait fait une, et qu’il
vous aime aussi toujours ? » On n’entend pas par
infidélité, avoir quitté pour un autre ; mais avoir fait une
faute considérable. Adieu, je suis bien en train de jaser ;
voilà ce que c’est que de ne point manger et ne point dormir.
J’embrasse Mme de Grignan et toutes ses perfections.
Notes :
A. non. B. par
artifice. C. bien poudrée.
Lettre
de Mme de Sévigné à sa fille, à Coulanges, le 15 décembre 1670
«
Je m’en vais vous mander la chose la plus étonnante, la plus
surprenante, la plus merveilleuse, la plus miraculeuse, la plus
triomphante, la plus étourdissante, la plus inouïe, la plus
singulière, la plus extraordinaire, la plus incroyable, la plus
imprévue, la plus grande, la plus petite, la plus rare, la plus
commune, la plus éclatante, la plus digne d’envie : enfin une
chose dont on ne trouve qu’une telle dans les siècles passés,
encore cet exemple n’est-il pas juste ; une chose que l’on ne
peut pas croire à Paris (comment la pourrait-on croire à Lyon ?) ;
une chose qui fait crier miséricorde à tout le monde; une chose qui
comble de joie Mme de Rohan et Mme d’Hauterive ; une chose enfin
qui se fera dimanche, où ceux qui la verront croiront avoir la
berlue; une chose qui se fera dimanche, et qui ne sera peut-être pas
faite lundi. Je ne puis me résoudre à la dire ; devinez-la : je
vous la donne en trois. Jetez-vous votre langue aux chiens ? Eh bien
! il faut donc vous la dire : M. de Lauzun épouse dimanche au
Louvre, devinez qui ? Je vous le donne en quatre, je vous le donne en
dix ; je vous le donne en cent.
Mme
de Coulanges dit : Voilà qui est bien difficile à deviner ; c’est
Mme de la Vallière. - Point du tout, Madame. - C’est donc Mlle de
Retz ? - Point du tout, vous êtes bien provinciale. - Vraiment nous
sommes bien bêtes, dites-vous, c’est Mlle Colbert ? - Encore
moins. - C’est assurément Mlle de Créquy ? - Vous n’y êtes
pas. Il faut donc à la fin vous le dire : il épouse dimanche, au
Louvre, avec la permission du Roi, Mademoiselle, Mademoiselle de...,
Mademoiselle... devinez le nom : il épouse Mademoiselle1,
ma foi ! par ma foi ! ma foi jurée ! Mademoiselle, la grande
Mademoiselle ; Mademoiselle, fille de feu Monsieur ; Mademoiselle,
petite-fille de Henri IV ; mademoiselle d’Eu, mademoiselle de
Dombes, mademoiselle de Montpensier, mademoiselle d’Orléans ;
Mademoiselle, cousine germaine du Roi ; Mademoiselle, destinée au
trône ; Mademoiselle, le seul parti de France qui fût digne de
Monsieur.
Voilà
un beau sujet de discourir.
1Anne-Marie-Louise
d’Orléans, duchesse de Montpensier, dite la Grande Mademoiselle.
Correction de la
question de corpus sur deux lettres authentiques du XVIIème siècle
3 problématiques ont été proposées :
(au choix bien sûr)
a) Comment la
lettre permet-elle d'ouvrir un espace de liberté d'expression ?
b) Quelle est la
place du destinataire dans ces lettres ?
c) Peut-on dire
que ces lettres sont seulement des monologues ou recréent-elles un
dialogue ?
Proposition
d'introduction pour le sujet a) :
Si les romans épistolaires
deviennent un phénomène de mode au XVIIIème siècle, ils le
doivent en grande partie au succès des lettres authentiques de Mme
de Sévigné, recopiées et lues au XVIIème, publiées dès le début
du siècle des Lumières comme
la gazette de la Cour.
Ainsi étudierons nous un corpus
constitué d'une lettre datée du 15 décembre 1670, écrite par la
célèbre épistolière à sa fille Mme de Grignan, et un second
extrait de sa correspondance avec Mme De La Fayette, lettre du 14
juillet 1673 où cette fois elle tient le rôle de destinataire.
Comment ces lettres permettent-elles d'ouvrir un espace de liberté
d'expression ?
(l'annonce
du plan est facultative pour la question de corpus)
Proposition de
paragraphe avec 2 arguments et 3 citations pour le sujet a) :
Lorsque Mme de La Fayette décrit son
quotidien avec « deux accès de fièvre » ou le détail
scatologique « on me purge », elle prend la liberté
de faire rentrer son destinataire, la marquise de Sévigné dans une
intimité à la limite de la bienséance. Par cette lettre assez
crue et précise dans les détails de toutes ses actions exprimées
par une énumération de verbes au présent, nous apprenons que leur
lien amical et leur féminité rendent possibles des descriptions qui
seraient proscrites en société : « comme les
chevaux, en me frottant la bouche avec du vinaigre » est une
comparaison avilissante impensable à la cour.
Proposition de
paragraphe avec 1 argument et 3 citations pour le sujet c) :
Dans un véritable dialogue, aucun
auditoire n'accepterait d'attendre aussi longtemps que Mme de Sévigné
veuille bien révéler l'identité des futurs mariés. « devinez
qui ? » est une injonction interrogative qui s'adresse
à sa fille mais c'est surtout une question rhétorique qui ralentit
le moment de la révélation finale « Mademoiselle »
avec un jeu sur la présence ou non de la particule « Mademoiselle
de ... » permettant de différencier le titre de noblesse
commun et le surnom de la duchesse de Montpensier.
Proposition de
développement en 3 parties pour le sujet b) :
Tout d'abord, nous verrons que
le destinataire est un confident de l'épistolière : le
temps est rythmé par leurs échanges et le pronom « vous »
apparaît dès la première ligne de chaque lettre :« depuis
que je ne vous ai écrit » ou « je m'en vais vous
mander » renoue le contact entre les amies ou entre mère et
fille. Le choix du présent de narration par Mme de La Fayette pour
énumérer toutes ses actions passées : « je me couche,
je me tourne, je me retourne » les rapproche. Dans le même
souci de garder le contact, Mme de Sévigné fait les questions et
les réponses d'un dialogue fictif : « jetez-vous votre
langue aux chiens ? » Sa fille ne peut répondre en
direct et nécessairement donnera sa langue au chat, ici aux chiens,
pour cette chasse au scoop.
Ainsi le destinataire peut aussi
être réduit à un prétexte à la conversation et au
bavardage : « Adieu, je suis bien en train de jaser. »
avoue Mme de Lafayette. De même Mme de Sévigné conclut par « Voilà
un beau sujet de discourir. » Elle ne se prive pas non plus
pour insérer une forme de dialogue théâtral avec son entourage
« Mme de Coulanges » puisqu'en réalité sa fille est
réduite au silence, le temps qu'elle reçoive la lettre et puisse à
son tour répondre par écrit.
D'ailleurs, la place du destinataire
est explicitement dans l'avenir. A la fin de sa lettre, Mme de La
Fayette demande conseil à la marquise de Sévigné :
« Voici une question entre deux
maximes ». le destinataire devra apporter une critique
littéraire. La forme épistolaire tisse des liens d'esprit entre les
deux femmes et leurs amis communs « M. De La Rochefoucauld se
porte bien ». De la même façon Mme de Sévigné
attend un discours de sa fille en retour du « beau sujet »
qu'elle vient de lui révéler : le mariage de la Grande
Mademoiselle. Par conséquent, la dernière partie de ces
lettres porte en germe la future réponse de son destinataire et la
politesse ou l'affection reprennent leurs droits : « J'embrasse
Mme de Grignan et toutes ses perfections ».
proposition
de conclusion pour la question c)
Si la forme classique de la lettre est
nécessairement un monologue qui appelle une réponse différée, le
talent et la liberté de ces deux femmes du XVIIème siècle
permettent au genre épistolaire de gagner en vivacité :
dialogues théâtralisés, imaginaires, questions rhétoriques ou
réelles font de leur correspondance une vraie œuvre littéraire
presque interactive à la manière de nos modes de communication du
XXIème siècle.