« Les
Colchiques »
Poème court de
Guillaume Apollinaire, extrait du recueil Alcools
publié en 1913.
Au
début du recueil après « Zone » (le plus moderne des
poèmes, comme un manifeste de la modernité, d'inspiration très
urbaine, entre autre Paris) puis « Le pont Mirabeau » (le
plus célèbre des poèmes courts, lui aussi parisien, pont réel,
sur le thème de la séparation et du temps) enfin la suite des
poèmes regroupés dans « La chanson du Mal Aimé »
(un des titres envisagés pour le recueil était Le
roman du Mal Aimé)
« Les Colchiques » est un poème inspiré cette fois,
plus classiquement, par la nature, et par association d'idées, à
l'amour qui apporte la peine. Ronsard déjà associait la nature et
la séduction dans « Mignonne allons voir si la rose... »
mais Apollinaire refuse l'image printanière pour lui préférer la
fleur automnale : la colchique. Quelle
est donc l'originalité
d'Apollinaire dans
la manière dont il s'inspire de la nature ?
Un premier axe sera consacré à la façon dont il redonne vie à
cette tradition poétique. Ensuite nous rechercherons ce qui donne
son unité au poème. Enfin nous en tirerons une forme de définition
de l'esthétique du Mal-Aimé.
A/ Tradition poétique revivifiée
1) tableau
bucolique ( tradition nature et amour venue de L'Astrée :
dans ce roman de D'Urfé, du
XVIème siècle, donc avant la princesse de Clèves, le
lecteur suit les amours idéalisées de bergers et bergères qui
parlent comme la noblesse !)
les mots « pré »
« vaches » campent le tableau champêtre.
La couleur
automnale bien sûr vient déjà du titre. L'automne en métropole
est aussi la saison où l'école recommençait (après l'été où
les enfants aidaient aux moissons, dans une France encore rurale en
1913)
Le point de
jonction entre comparant et comparé : « couleur de cerne
et de lilas » permet de rapprocher la femme et la nature
(transition) (colchique et lilas sont des fleurs qui peuvent être
violettes comme les yeux cernés)
2) tradition
de la métaphore filée : des fleurs qui sont des yeux
comparaison des
yeux qui sont des fleurs vénéneuses (cf vers 1) ; tradition du
XVIème associant femme et fleur ou faisant le blason des yeux (au
XVIIème les précieuses appelaient les yeux « miroirs de
l'âme »
humour du poète
car Vie/vaches commencent par la même initiale. Donc si les yeux de
la femme sont comme les fleurs qui empoisonnent les vaches,
indirectement, le poète est comparé aux vaches ! « Et ma
vie pour tes yeux lentement s'empoisonne » (lyrisme classique
de l'alexandrin)
- tradition du lyrisme (rappel : le lyrisme vient -de l'expression de soi « ma vie » « tes yeux » : ici première personne du singulier suggérée par le déterminant possessif et le destinataire -de la musique comme thème « harmonica » « chante » « fracas »- ou de la musicalité des mots : assonance en « o » et 6 « an » v 13 et 14 ) et « on » « hoquetons » (vestes) dont le son fait penser à hoquet (bruit)
B/Unité du poème ?
1)organisation en
escalier (longueur des vers) croissante 12/6/6/12 /Rythme
qui oblige à ce lien enjambement (lilas/y fleurit) puis
césure avant le nouveau sujet « tes yeux sont... » :
rythme très moderne
- effets de ralenti : (vers 7)les répétitions ralentissent le rythme : « qui » « comme » « battent » « filles »le vocabulaire suggère le ralenti : « lentement » « tout doucement » « lentes et meuglant »
organisation des
strophes : la première strophe compte 7 vers, puis 5
vers, enfin 3 vers pour la dernière strophe (tercet) : donc
cette fois la progression est décroissante.
Énonciation :
strophe 1 « ma » « tes » indiquent des
personnages puis on assiste à la disparition de la1ère personne
en strophe 2 (reste juste « tes » et la 2 ème personne
disparaît aussi à la strophe 3 (reste le gardien... même
les vaches partent)
organisation en
escalier aussi de la syntaxe par ajouts: -GN avec C du
nom, (« couleur de cerne » « filles de leurs
filles » ou GN avec relative (« les colchiques qui sont
comme des mères » « tes paupières qui battent »
.
C/Esthétique du Mal-Aimé
1)Apollinaire a
souligné la relation entre lui et l'automne par la formule « Mon
automne éternelle ô ma saison mentale »
(« Signe ») ce thème de l'automne est présent dans
plusieurs poèmes d'Alcools, (cf le poème
titré : « Automne » où l'on retrouve : « Dans
le brouillard s'en vont un paysan cagneux/ Et son bœuf
lentement... » en particulier celui-ci, associé à l'amour
dangereux ou malheureux ou douloureux : »Et s'en allant
là-bas le paysan chantonne/ Une chanson d'amour et d'infidélité »
2)la menace
latente « vénéneux mais joli » « cerne »
(connotation : maladie ou fatigue) « s'empoisonne »
« au vent
dément » « les paupières/qui battent » (cf
poème « l'automne » : « l'automne a fait
mourir l'été »
3) une rupture
sublimée par le paysage et en même temps cocasse :
« abandonnent/
pour toujours ce grand pré mal fleuri »
c'est comme si
l'image s'était retournée en dernière strophe, les vaches sont
féminines par opposition avec « le gardien du troupeau ».
On avait la même confusion et inversion en strophe 2 « des
mères/filles de leurs filles »
On peut donc
conclure que le poète choisit des thèmes classiques bucoliques :
dans la nature, miroir de nos sentiments ou bien élégiaques (poème
sur la perte) Ce poème est ambivalent Est-ce un poème d'amour ou de
rupture ? En effet, le départ des vaches est une image
dérisoire de la séparation ; la description est faite au
présent de narration ou au présent d'éternité ? Le grand pré
« mal fleuri » est aussi le mal aimé.... (cf
biographie : en 1912, rupture avec Marie Laurencin, peintre)