jeudi 29 mai 2014

"Les Colchiques" d'Apollinaire


« Les Colchiques »
Poème court de Guillaume Apollinaire, extrait du recueil Alcools publié en 1913.
Au début du recueil après « Zone » (le plus moderne des poèmes, comme un manifeste de la modernité, d'inspiration très urbaine, entre autre Paris) puis « Le pont Mirabeau » (le plus célèbre des poèmes courts, lui aussi parisien, pont réel, sur le thème de la séparation et du temps) enfin la suite des poèmes regroupés dans «  La chanson du Mal Aimé » (un des titres envisagés pour le recueil était Le roman du Mal Aimé) « Les Colchiques » est un poème inspiré cette fois, plus classiquement, par la nature, et par association d'idées, à l'amour qui apporte la peine. Ronsard déjà associait la nature et la séduction dans « Mignonne allons voir si la rose... » mais Apollinaire refuse l'image printanière pour lui préférer la fleur automnale : la colchique. Quelle est donc l'originalité d'Apollinaire dans la manière dont il s'inspire de la nature ? Un premier axe sera consacré à la façon dont il redonne vie à cette tradition poétique. Ensuite nous rechercherons ce qui donne son unité au poème. Enfin nous en tirerons une forme de définition de l'esthétique du Mal-Aimé.

A/ Tradition poétique revivifiée
1) tableau bucolique ( tradition nature et amour venue de L'Astrée : dans ce roman de D'Urfé, du XVIème siècle, donc avant la princesse de Clèves, le lecteur suit les amours idéalisées de bergers et bergères qui parlent comme la noblesse !)
les mots « pré » « vaches » campent le tableau champêtre.
La couleur automnale bien sûr vient déjà du titre. L'automne en métropole est aussi la saison où l'école recommençait (après l'été où les enfants aidaient aux moissons, dans une France encore rurale en 1913)
Le point de jonction entre comparant et comparé : « couleur de cerne et de lilas » permet de rapprocher la femme et la nature (transition) (colchique et lilas sont des fleurs qui peuvent être violettes comme les yeux cernés)
2) tradition de la métaphore filée : des fleurs qui sont des yeux
comparaison des yeux qui sont des fleurs vénéneuses (cf vers 1) ; tradition du XVIème associant femme et fleur ou faisant le blason des yeux (au XVIIème les précieuses appelaient les yeux « miroirs de l'âme »
humour du poète car Vie/vaches commencent par la même initiale. Donc si les yeux de la femme sont comme les fleurs qui empoisonnent les vaches, indirectement, le poète est comparé aux vaches ! « Et ma vie pour tes yeux lentement s'empoisonne » (lyrisme classique de l'alexandrin)

  1. tradition du lyrisme (rappel : le lyrisme vient -de l'expression de soi « ma vie » « tes yeux » : ici première personne du singulier suggérée par le déterminant possessif et le destinataire -de la musique comme thème « harmonica » « chante » « fracas »
      - ou de la musicalité des mots : assonance en « o » et 6 « an » v 13 et 14 ) et « on » « hoquetons » (vestes) dont le son fait penser à hoquet (bruit)
B/Unité du poème ?
1)organisation en escalier (longueur des vers) croissante 12/6/6/12 /Rythme qui oblige à ce lien enjambement  (lilas/y fleurit) puis césure avant le nouveau sujet « tes yeux sont... » : rythme très moderne
    organisation des strophes : la première strophe compte 7 vers, puis 5 vers, enfin 3 vers pour la dernière strophe (tercet) : donc cette fois la progression est décroissante.
    Énonciation : strophe 1 « ma » « tes » indiquent des personnages puis on assiste à la disparition de la1ère personne en strophe 2 (reste juste « tes » et la 2 ème personne disparaît aussi à la strophe 3 (reste le gardien... même les vaches partent)
    organisation en escalier aussi de la syntaxe par ajouts: -GN avec C du nom, (« couleur de cerne » « filles de leurs filles » ou GN avec relative (« les colchiques qui sont comme des mères » « tes paupières qui battent » .
  1. effets de ralenti : (vers 7)
    les répétitions ralentissent le rythme : « qui » « comme » « battent » « filles »
    le vocabulaire suggère le ralenti : « lentement » « tout doucement » « lentes et meuglant »
C/Esthétique du Mal-Aimé
1)Apollinaire a souligné la relation entre lui et l'automne par la formule « Mon automne éternelle ô ma saison mentale » (« Signe ») ce thème de l'automne est présent dans plusieurs poèmes d'Alcools, (cf le poème titré : « Automne » où l'on retrouve : « Dans le brouillard s'en vont un paysan cagneux/ Et son bœuf lentement... » en particulier celui-ci, associé à l'amour dangereux ou malheureux ou douloureux : »Et s'en allant là-bas le paysan chantonne/ Une chanson d'amour et d'infidélité »
2)la menace latente « vénéneux mais joli » « cerne » (connotation : maladie ou fatigue) « s'empoisonne »
« au vent dément » « les paupières/qui battent » (cf poème « l'automne » : « l'automne a fait mourir l'été »
3) une rupture sublimée par le paysage et en même temps cocasse :
« abandonnent/ pour toujours ce grand pré mal fleuri »
c'est comme si l'image s'était retournée en dernière strophe, les vaches sont féminines par opposition avec « le gardien du troupeau ». On avait la même confusion et inversion en strophe 2 « des mères/filles de leurs filles »

On peut donc conclure que le poète choisit des thèmes classiques bucoliques : dans la nature, miroir de nos sentiments ou bien élégiaques (poème sur la perte) Ce poème est ambivalent Est-ce un poème d'amour ou de rupture ? En effet, le départ des vaches est une image dérisoire de la séparation ; la description est faite au présent de narration ou au présent d'éternité ? Le grand pré « mal fleuri » est aussi le mal aimé.... (cf biographie : en 1912, rupture avec Marie Laurencin, peintre)