Courrier du lecteur
jeudi 31 octobre 2013
mardi 1 octobre 2013
Proposition pour un commentaire composé de « Te Quiero » de Stromae
Le
mot « Cheese », fromage, est un terme étrange que l'on a
copié chez nos amis anglais pour faire naître un sourire face à un
photographe. Cheese est
également le titre humoristique du premier album de Stromae,
chanteur actuel, francophone et belge, de son vrai nom Paul Van Haver
qui s'amuse avec les langues européennes dans la chanson
« Te quiero » : je t'aime, en Espagnol. Or
les paroles de cette œuvre musicale rapportent-elles une
déclaration d'amour ou le récit d'une
rupture ?
Nous aborderons les différentes nuances de ce texte, d'abord par
l'analyse de cette romance. Ensuite nous verrons le thème de l'amour
perdu avant de revenir sur la dimension ironique du texte de Stromae.
D'emblée, le
chanteur revendique le thème de la chanson d'amour en
détaillant les différentes étapes qui mènent au sentiment
amoureux. La rencontre passe classiquement par le premier
regard : « un jour je l'ai vue », qui enclenche le
coup de foudre du narrrateur : « j'ai tout de suite su
que ». Les paroles enchaînent avec la description des moyens
de séduire. Ainsi la phrase nominale : « bisous, bijoux
et tralala » fait la synthèse, sur un rythme ternaire
rapide, des cadeaux, des marques de tendresse et des belles paroles
qui concrétisent la séduction. L'onomatopée « tralala »
peut se comprendre comme le son d'une sérénade, musique jouée le
soir sous le balcon de la femme aimée en Espagne.
Les paroles entre
amoureux permettent l'échange de serments d'amour : « on
se dira oui, mais pour la vie » ; le mariage est suggéré
par le « oui »mais il n'est pas explicité. Tout va très
vite dans ce premier couplet !
Au-delà de cette
histoire individuelle de couple, incarné par Stromae lui-même dans
le clip, les clichés de la chanson d'amour sont repris. « je
l'aime à mort » fait penser au célèbre « je l'aime à
mourir » de Cabrel, remis au goût du jour dans une
chanson bilingue franco espagnol de Shakira « La quiero a
morir ». Stromae s'inscrit surtout dans la tradition de Jacques
Brel, célèbre chanteur belge disparu qui chantait « Ne me
quitte pas ». La soumission de l'homme amoureux exprimée par
« je voudrais être son ombre » fait directement
référence à « je voudrais être (…) l'ombre de ton chien »
de la complainte de Brel car dans le texte de Stromae, le récit
elliptique amène directement au premier enfant et surtout à la
première rupture.
Malgré son rythme
joyeux, « te quiero » est une chanson de rupture. Le
divorce est sous-entendu par des mots qui évoquent des images
simples : juge / enfant / « Télé sous l'bras » :
ils permettent implicitement de parler de séparation, de garde de
l'enfant ou de déménagement. D'ailleurs le déterminant possessif
« notre » transformé en « sien » souligne la
séparation entre le « je » du narrateur et la femme
aimée. Comme dans un poème ou de la prose poétique (car il n'y a
presque pas de rimes, juste des assonances), le narrateur demande à
son lecteur d'interpréter ce qui est juste suggéré :
« imagine-moi ». Ainsi l'auditeur de la chanson doit
faire sa part du travail pour reconstituer l'histoire des
personnages. Ainsi le public de « Te quiero » peut
s'identifier aux héros. Dans le second couplet, une impression de
répétitions de la scène de rencontre puis de
séparation est martelée par le préfixe itératif « re- »
dans « reverrais », « ça s'ra reparti »ou
« une fois de plus répétitif ». Il s'agit cependant
d'une gradation et pas seulement d'un bis repetita car
la situation a empiré : le narrateur est « cette fois-là sans
domicile ». Les détails triviaux « mes jeans sales »
ou « odeur de pisse » accentuent la dégradation de la
vie du personnage tout en rompant avec les stéréotypes poétiques.
Ce vocabulaire cru et olfactif souligne encore la ressemblance avec
le style de Brel qui chantait « ...et ça sent la morue jusque
dans l'coeur des frites » dans son texte sur Amsterdam .
Le narrateur de « Te
quiero » est un cœur faible qui ne peut résister aux
dangers de l'amour.
Du coup l'expression « je
l'aime à mort » devient menaçante, surtout répétée plus de
dix fois ! Au lieu d'être juste une façon de parler, comme on
peut dire mourir de rire, le risque morbide se concrétise avec
l'oxymore « moral bas en haut d'un pont » Cette formule
est efficace pour faire imaginer le suicide, dans ses causes et ses
conséquences. Le thème de la rupture avec la vie exprimée
par trois exemples de lieux en hauteur « pont » «
falaise » « building » est renforcé par un effet
musical car on appelle « pont » aussi cette partie du
morceau entre un couplet et un refrain. Alors le pont musical est
joué d'une façon contrastée. Le compositeur stoppe l'utilisation
des percussions dansantes tandis que le piano continue en solo,
personnifiant le narrateur solitaire. Ensuite les accords du piano
passent des sons aigus vers les graves : cette dégringolade
dans la gamme mime la chute dans le vide , lui-même suggéré par un
silence dans la mélodie. Pour finir, la voix de Stromae est très
proche du timbre plaintif de Brel : est-ce une vraie tristesse
ou une parodie de complainte?
Heureusement on peut
interpréter ce texte comme ne chanson d'humour grâce à la
distance ironique prouvée par exemple dans l'autodérision
« j'aurais l'air d'un con » au conditionnel ; donc
le suicide est virtuel, non réel.
Mais si l'on reprend le
début de la chanson, on repère très vite le thème du jeu inutile
de la séduction : « jeux absurdes » « tour de
piste ». La séduction est vue comme du théâtre ;
d'ailleurs la vidéo commence par une mise en abîme de la scène
dans un décor de télé ou de cinéma.
Stromae, qui a fait des
études de vidéo, joue avec les images comme il joue aussi avec les
mots ; il apprécie comme d'autres rappeurs les jeux de sons
avec les paronymes« bisous bijoux » ou avec des homonymes
entre le français et l'espagnol : je l'aime à mort peut être
un calembour de amor ou je voudrais être son ombre, une
allusion à hombre.
Les jeux de mots ne sont
pas seulement sonores ; Stromae s'amuse avec le sens de mots
polysémiques. Par exemple« mots doux et coups bas » font
un vers (ou une ligne) au rythme binaire et renforcent l'antithèse
entre tendresse et brutalité. Pourtant on peut aussi trouver une
correspondance entre le sens de « doux » et le mot
« bas » pour ce qui est dit tout bas. De plus, dans le
refrain on entend une rime signifiante « je la déteste »
et « qu'elle y reste » car ces mots résument la
dualité des sentiments de l'homme tiraillé entre deux désirs
opposés, et qui dialogue avec lui-même.
Pour clore cette partie,
insistons sur le lyrisme des paroles car certains mots sont utilisés
comme des instruments : il y a beaucoup de termes monosyllabiques qui
martèlent le rythme. En plus du refrain, le titre « te
quiero » est un leitmotiv qui supplante « la grosse
basse » dont parle si souvent le chanteur dans ses « leçons »
en vidéo. Cette chanson à l'humour plutôt noir véhicule-t-elle
une véritable angoisse ou peut-on réduire ces paroles à un
« tralala » de mots futiles et dansants comme la
musique ?
En fait la rupture va de
pair avec l'amour dans de nombreux textes de Stromae ; comme
dans la philosophie de Montaigne la mort était indissociable de la
vie. Le sourire du chanteur sur la pochette de Cheese est un
leurre mais aussi une réalité qui permet de supporter les paradoxes
de notre existence. Les personnages de ses chansons sont conscients
des difficultés de nos vies : « comme tout le monde
j'vais en souffrir » mais un destin est impossible à éviter :
« on ne changera pas la vie ». Ainsi,
l'auteur-compositeur-interprète continue ses mises en garde
dans son nouvel album Racine carrée et
son titre
« Carmen » en reprenant la célèbre
musique de Bizet :
« l'amour est comme l'oiseau de twitter »...
donc « Prends garde à toi ! »
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