mardi 1 octobre 2013

Proposition pour un commentaire composé de « Te Quiero » de Stromae




   Le mot « Cheese », fromage, est un terme étrange que l'on a copié chez nos amis anglais pour faire naître un sourire face à un photographe. Cheese est également le titre humoristique du premier album de Stromae, chanteur actuel, francophone et belge, de son vrai nom Paul Van Haver qui s'amuse avec les langues européennes dans la chanson « Te quiero » : je t'aime, en Espagnol. Or les paroles de cette œuvre musicale rapportent-elles  une déclaration d'amour ou le récit d'une rupture ?  Nous aborderons les différentes nuances de ce texte, d'abord par l'analyse de cette romance. Ensuite nous verrons le thème de l'amour perdu avant de revenir sur la dimension ironique du texte de Stromae.

   D'emblée, le chanteur revendique le thème de la chanson d'amour en détaillant les différentes étapes qui mènent au sentiment amoureux. La rencontre passe classiquement par le premier regard : « un jour je l'ai vue », qui enclenche le coup de foudre du narrrateur : « j'ai tout de suite su que ». Les paroles enchaînent avec la description des moyens de séduire. Ainsi la phrase nominale : « bisous, bijoux et tralala » fait la synthèse, sur un rythme ternaire rapide, des cadeaux, des marques de tendresse et des belles paroles qui concrétisent la séduction. L'onomatopée « tralala » peut se comprendre comme le son d'une sérénade, musique jouée le soir sous le balcon de la femme aimée en Espagne.
Les paroles entre amoureux permettent l'échange de serments d'amour : « on se dira oui, mais pour la vie » ; le mariage est suggéré par le « oui »mais il n'est pas explicité. Tout va très vite dans ce premier couplet !
   Au-delà de cette histoire individuelle de couple, incarné par Stromae lui-même dans le clip, les clichés de la chanson d'amour sont repris. « je l'aime à mort » fait penser au célèbre « je l'aime à mourir » de Cabrel, remis au goût du jour dans une chanson bilingue franco espagnol de Shakira « La quiero a morir ». Stromae s'inscrit surtout dans la tradition de Jacques Brel, célèbre chanteur belge disparu qui chantait « Ne me quitte pas ». La soumission de l'homme amoureux exprimée par « je voudrais être son ombre » fait directement référence à « je voudrais être (…) l'ombre de ton chien » de la complainte de Brel car dans le texte de Stromae, le récit elliptique amène directement au premier enfant et surtout à la première rupture.

  Malgré son rythme joyeux, « te quiero » est une chanson de rupture. Le divorce est sous-entendu par des mots qui évoquent des images simples : juge / enfant / « Télé sous l'bras » : ils permettent implicitement de parler de séparation, de garde de l'enfant ou de déménagement. D'ailleurs le déterminant possessif « notre » transformé en « sien » souligne la séparation entre le « je » du narrateur et la femme aimée. Comme dans un poème ou de la prose poétique (car il n'y a presque pas de rimes, juste des assonances), le narrateur demande à son lecteur d'interpréter ce qui est juste suggéré : « imagine-moi ». Ainsi l'auditeur de la chanson doit faire sa part du travail pour reconstituer l'histoire des personnages. Ainsi le public de « Te quiero » peut s'identifier aux héros. Dans le second couplet, une impression de répétitions de la scène de rencontre puis de séparation est martelée par le préfixe itératif « re- » dans « reverrais »,   « ça s'ra reparti »ou « une fois de plus répétitif ». Il s'agit cependant d'une gradation et pas seulement d'un  bis repetita car la situation a empiré : le narrateur est « cette fois-là sans domicile ». Les détails triviaux « mes jeans sales » ou « odeur de pisse » accentuent la dégradation de la vie du personnage tout en rompant avec les stéréotypes poétiques. Ce vocabulaire cru et olfactif souligne encore la ressemblance avec le style de Brel qui chantait « ...et ça sent la morue jusque dans l'coeur des frites » dans son texte sur Amsterdam .
    Le narrateur de « Te quiero » est un cœur faible qui ne peut résister aux dangers de l'amour.
Du coup l'expression « je l'aime à mort » devient menaçante, surtout répétée plus de dix fois ! Au lieu d'être juste une façon de parler, comme on peut dire mourir de rire, le risque morbide se concrétise avec l'oxymore « moral bas en haut d'un pont » Cette formule est efficace pour faire imaginer le suicide, dans ses causes et ses conséquences. Le thème de la rupture avec la vie  exprimée par trois exemples de lieux en hauteur « pont » «  falaise » « building » est renforcé par un effet musical car on appelle « pont » aussi cette partie du morceau entre un couplet et un refrain. Alors le pont musical est joué d'une façon contrastée. Le compositeur stoppe l'utilisation des percussions dansantes tandis que le piano continue en solo, personnifiant le narrateur solitaire. Ensuite les accords du piano passent des sons aigus vers les graves : cette dégringolade dans la gamme mime la chute dans le vide , lui-même suggéré par un silence dans la mélodie. Pour finir, la voix de Stromae est très proche du timbre plaintif de Brel : est-ce une vraie tristesse ou une parodie de complainte?

  Heureusement on peut interpréter ce texte comme ne chanson d'humour grâce à la distance ironique prouvée par exemple dans l'autodérision « j'aurais l'air d'un con » au conditionnel ; donc le suicide est virtuel, non réel.
Mais si l'on reprend le début de la chanson, on repère très vite le thème du jeu inutile de la séduction : « jeux absurdes » « tour de piste ». La séduction est vue comme du théâtre ; d'ailleurs la vidéo commence par une mise en abîme de la scène dans un décor de télé ou de cinéma.
Stromae, qui a fait des études de vidéo, joue avec les images comme il joue aussi avec les mots ; il apprécie comme d'autres rappeurs les jeux de sons avec les paronymes« bisous bijoux » ou avec des homonymes entre le français et l'espagnol : je l'aime à mort peut être un calembour de amor ou je voudrais être son ombre, une allusion à hombre.
Les jeux de mots ne sont pas seulement sonores ; Stromae s'amuse avec le sens de mots polysémiques. Par exemple« mots doux et coups bas » font un vers (ou une ligne) au rythme binaire et renforcent l'antithèse entre tendresse et brutalité. Pourtant on peut aussi trouver une correspondance entre le sens de « doux » et le mot « bas » pour ce qui est dit tout bas. De plus, dans le refrain on entend une rime signifiante « je la déteste » et « qu'elle y reste » car ces mots résument la dualité des sentiments de l'homme tiraillé entre deux désirs opposés, et qui dialogue avec lui-même.
Pour clore cette partie, insistons sur le lyrisme des paroles car certains mots sont utilisés comme des instruments : il y a beaucoup de termes monosyllabiques qui martèlent le rythme. En plus du refrain, le titre « te quiero » est un leitmotiv qui supplante « la grosse basse » dont parle si souvent le chanteur dans ses « leçons » en vidéo. Cette chanson à l'humour plutôt noir véhicule-t-elle une véritable angoisse ou peut-on réduire ces paroles à un « tralala » de mots futiles et dansants comme la musique ?

     En fait la rupture va de pair avec l'amour dans de nombreux textes de Stromae ; comme dans la philosophie de Montaigne la mort était indissociable de la vie. Le sourire du chanteur sur la pochette de Cheese est un leurre mais aussi une réalité qui permet de supporter les paradoxes de notre existence. Les personnages de ses chansons sont conscients des difficultés de nos vies : « comme tout le monde j'vais en souffrir » mais un destin est impossible à éviter : « on ne changera pas la vie ». Ainsi, l'auteur-compositeur-interprète continue ses mises en garde dans son nouvel album Racine carrée et son titre 
« Carmen » en reprenant la célèbre musique de Bizet :
 « l'amour est comme l'oiseau de twitter »... donc  « Prends garde à toi ! »